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Universidad Internacional de las Américas Veritatem 2015, 1 (1), 131-152. diciembre 2015
Departamento de Investigación ISSN 2215-5317
https://revistas.uia.ac.cr/index.php/proveritatem/issue/view/2
Raimond Panikar rt Arne Naessen Dialogue. L’écosophie, Nouveau Paradigme
Écologique
Recepción: 15-11-2015
Aceptado: 22-12-2015
MÁSTER JUAN CARLOS VALVERDE CAMPOS
Universidad de Estrasburgo- Francia
1. Introduction
La crise écologique est, sans doute,
une question de vie et de mort, mais surtout
de Vie. Le modèle de société,
le "Système" comme beaucoup l’appellent,
dans lequel nous vivons, est porteur de
discrimination, de douleur, d’angoisse,
d’incertitude, de pauvreté, pour une grande
partie des habitants du monde ; en un mot,
de mort. Il véhicule ou suppose une certaine
conception de la vie qui mène, à vrai dire,
plutôt vers la mort, vers la disparition de la
vie sur terre, notamment de la vie humaine.
Mono-rationnelle, mono-culturelle et auto-
suffisante, cette vision du monde ne fait
qu’aggraver la situation.
Cependant, la Vie se fraie un
chemin, peu à peu, dans les ténèbres. Un
nouveau paradigme voit le jour et veut
s’imposer. Ce nouveau paradigme plonge
ses racines dans un fervent désir de vivre en
plénitude, les uns aux côtés des autres.
C’est un souci de communion qui envahit
les esprits. Ce nouveau paradigme
questionne les racines individualistes, d’une
société technocratique, qui font sombrer
l’être humain dans le désespoir. La crise
écologique touche avant tout le pauvre.
C’est la vie des plus faibles qui est en
danger. Les sociétés contemporaines
menacent la Vie sur notre Terre. Le vieux
paradigme encore présent tendait
(tend !) à séparer, à distinguer ou à faire
disparaître certains aspects de la réalité. Le
dualisme marquait (marque !) le rythme,
132
accompagné d’un temps linéaire et d’un
espace froid et sans mystère. La divinité,
avions-nous dit, n’avait (n’a !) plus de
place. Elle était (est !) simplement, inutile.
La mentalité scientifique et technologique
régie par le logos s’est emparée de tous les
recoins de l’univers, humain et non-humain.
Même les discours écologiques font appel
au logos pour trouver une solution à la crise.
Des solutions, toujours technologiques, ont
été proposées, il semble que cela ne soit plus
suffisant. Il faut faire un pas de plus dans la
direction d’une sophia, d’une sagesse.
Nous ne sommes plus dans le temps de la
division, mais dans le kairòs de
l’unification. Il faut ramasser les débris
pour que la réalité soit, de nouveau, une
seule.
Dans cet essai nous allons étudier
deux approches de l’écosophie, celle d’A.
Næss (1912-2009), philosophe norvégien et
celle de R. Panikkar (1918-2010),
scientifique, philosophe et théologien
espagnol. En effet, les deux intuitions
semblent pourvoir être rapprochées, elles
cheminent, apparemment, toutes deux dans
la même direction. Il importe peu de savoir
qui a été le premier
1
à faire une telle
1
On affirme, unanimement, qu’A. Næss est le
fondateur de l’écologie profonde et le premier à
employer le terme d’écosophie. Nous le croyons
aussi. On chercherait en vain, dans les publications
de Næss, une quelconque référence à R. Panikkar.
En revanche, R. Panikkar cite, au moins une fois, A.
Næss et reconnaît que le terme qu’il utilise avait déjà
été employé par l’auteur norvégien, tout en disant
proposition, tous deux, croyons-nous, font
partie de ce courant que l’on nomme
aujourd’hui "Ecosophie". Ils osent
proposer une nouvelle approche pour
chacune des deux disciplines, préoccupées
par le problème environnemental.
L’intuition cosmothéandrique et toute la
démarche de R. Panikkar rejoignent et
dépassent la proposition de la "Deep
Ecology", telle qu’elle a été avancée par A.
Næss. Rejoint, car elle utilise une série de
termes et de notions similaires à celles de ce
mouvement ; dépasse, car elle fait un pas de
plus.
L’intérêt de ce travail de
rapprochement est de dire, d’une part, que
la proposition de R. Panikkar n’est pas
isolée, elle s’inscrit dans un mouvement
beaucoup plus ample dont fait partie, sans
aucun doute, son initiateur A. Næss ; et,
d’autre part, de souligner ses nouveautés et
points forts. Cela nous permettra, du même
coup, d’entrer en contact avec la pensée de
notre auteur et de mieux saisir son travail
théologique, vis-à-vis d’une construction
plutôt philosophique.
qu’il lui donne un autre sens qui se rapproche
davantage de celui d’"éco-philosophie" donné par H.
Skolimowski (dans son ouvrage Eco-philosophie et
éco-théologie : pour une philosophie et une
théologie de l’ère écologique, Jouvence, Genève,
1992). Cf. R. Panikkar, Vision trinitaire et
cosmothéandrique : Dieu-Homme-Cosmos, Cerf,
Paris, 2013, p. 357, note 14.
133
.
Quatre grands thèmes pourraient
résumer les ressemblances des deux
pensées. D’abord, les présupposés qui
définissent l’écosophie ; puis, la critique
faite à l’égard de la rationalité occidentale
et la technologie ; ensuite, la thèse
principale concernant l’unité et la diversité
de la réalité ; et enfin, nous aborderons la
question de l’engagement politique dans
l’écosophie. Ces "ressemblances"
montreront, bien entendu, les singularités
de chaque auteur, ainsi que les originalités
de chacun d’entre eux. Avant cela,
essayons de comprendre comment chacun
comprend le terme "écosophie".
2. La compréhension d’un
terme
Commençons, donc, par la définition du
terme lui-même. A. Næss le comprend
comme une pratique ou une sagesse
pratique : "En écosophie, à la différence de
la philosophie académique, ce ne sont pas
les généralités auxquelles on peut s’élever
qui comptent, mais les décisions et les
actions"
2
, il est question donc de prendre
des décisions et d’agir. En effet, lorsque la
philosophie essaie de résoudre des
problèmes qui concernent la nature et nous-
2
A. Næss, Ecologie, communauté et style de vie,
Cambridge University Press, Cambridge, 1989, p.
82.
3
Ibid., p. 73.
4
Ibid., p. 73.
5
"No es un círculo vicioso, sino un círculo vital.
Toda teoría surge de una praxis y toda praxis deriva
mêmes, elle devient une écosophie.
L’"écophilosophie" conduit donc vers
l’écosophie. Le discours philosophique doit
devenir, ainsi, une pratique individuelle, en
vue du bien commun. Il doit se transformer
en "écosophie personnelle"
3
. Il ne s’agit
pas, non plus, d’une recherche rationnelle
ou scientifique abstraite. "C’est sur la base
d’une écophilosophie qu’il est loisible, en
un second temps, de développer une
écosophie personnelle en vue d’aborder les
situations pratiques dans lesquelles nous
sommes impliquées",
4
dit-il. Chez
Panikkar, le terme d’écosophie renvoie à
une sagesse dans la gestion de l’habitat
humain qu’il appelle également sagesse de
la terre. C’est donc aussi une action plutôt
qu’une réflexion, c’est une Sophia et non
pas un Logos, bien que l’un ne puisse pas se
faire sans l’autre. "Ce n’est pas un cercle
vicieux, mais un cercle vital. Toute théorie
surgit d’une praxis et toute praxis dérive de
la théorie"
5
, dit Panikkar.
3. Les présupposés
Nous avons donc, d’une part, une sagesse
qui aide à prendre des décisions pratiques
concernant la nature et nous-mêmes et,
d’autre part, une sagesse dans la gestion de
de la teoría»; cf., R. Panikkar, El Espíritu de la
política, Ediciones Península, Barcelona, 1999, p.
157. La traduction est nôtre. Voir aussi, R. Panikkar,
The Rythm of Being, Orbis Book, New York, 2010,
p. 31, l’auteur développe, en outre, la relation
entre le Tout et le Particulier "The Whole and the
Concrete".
134
l’habitat qui renvoie à la Vie dans son
ensemble. Les propositions des deux
auteurs contiennent un certain nombre
d’idées sous-jacentes qu’il faut connaître
pour mieux saisir leurs enjeux.
a. L’intuition
Cette sagesse n’est pas une
connaissance académique ou une
accumulation de savoirs logiques, c’est une
"intuition". En effet, il ne s’agit pas d’une
pensée logique, dans le sens mathématique,
mais d’une autre manifestation du réel, car
le réel ne se réduit pas à ce qui est sensible.
L’écosophie affirme que la réalité ne peut
pas être réduite à une réflexion scientifique.
Un grand nombre d’aspects de cette alité
ne peuvent pas être mesurés, encadrés ou
limités à un chiffre. L’intuition est ainsi
établie par Næss comme le centre de
l’écosophie : " […], conformément à
l’intuition qui est au centre de l’écosophie,
il importe de ne pas perdre de vue qu’il y a
quelque chose que nous appelons la réalité
et qui est l’unité de tout ce qui vit. L’idée
de totalité ne peut être négligée. Les études
fragmentaires ne sont satisfaisantes que
parce que les questions posées sont
partielles et qu’elles doivent l’être dans la
mesure il est impossible de tout étudier
6
A. Næss, Ecologie, communauté et style de vie, p.
138-139.
7
Ibid., p. 119.
8
Voir A. Naess, "How My Philosophy Seemed to
Develop", A. Mercier et M. Svilar (éds.),
simultanément".
6
Cette "intuition" dit que
la réalité ne s’épuise pas dans les
descriptions de la "physique mathématique
et mécaniste"
7
, faire cela implique vider la
nature des qualités que nous expérimentons
spontanément ; signifie, en outre, qu’elle ne
serait qu’un stock de ressources pour
l’homme. De son propre aveu, à
l’origine de ses propositions se trouvent
d’abord des intuitions, qui proviennent de
sa fréquentation de la nature :
"Dès mon plus jeune âge et jusqu’à la
puberté, j’ai passé des heures entières,
des journées et des semaines, les pieds
dans les rivières peu profondes, à
étudier et à m’émerveiller de la
diversité et de la richesse prodigieuse
de la vie marine. Le grouillement
magnifique de ces formes minuscules
dont personne ne se soucie et que
personne ne voit indiquait la présence
d’un monde apparemment infini, mais
qui était néanmoins mon monde.
Tandis que le monde des hommes me
laissait bien souvent indifférent, je
m’identifiais volontiers à la nature. "
8
Ce sont donc des expériences bien
réelles et concrètes qui nourrissent une
réflexion ; ces expériences donnent,
Philosophers on Their Own Work, Peter Lang, New
York, 1982, p. 270. Cité dans A. ss, Ecologie,
communau et style de vie, p. 21. Préface de D.
Rothenberg.
135
.
également, les moyens pour exprimer et
développer les intuitions "abstraites" et,
souvent, indescriptibles.
Dans la pensée de Panikkar,
l’intuition occupe également une place
fondamentale ; elle renvoie, en même
temps, à d’autres notions, également
essentielles. L’intuition évoque, d’abord,
une sagesse et la sagesse, à son tour, une
expérience qui se fait à l’intérieur de la
personne. Panikkar affirme qu’il est deux
genres d’expériences, en lien, certes, l’une
avec l’autre, mais différentes. Il y aurait, en
premier lieu, les expériences de tout genre
que font les personnes, parfois
insaisissables, c’est-à-dire le contact avec
les choses et le monde, qui permettent
d’appréhender la réalité sous sa forme
physique et intellectuelle. Ces expériences
sont définies à l’aide d’une formule, à
savoir, E = e + m + i + r. Panikkar
l’explique de la manière suivante :
"L’Expérience (E) est un ensemble
d’expériences (e), de la mémoire que l’on
conserve de ces expériences (m), de notre
interprétation (i) et de la réception (r) dans
le contexte culturel de notre temps et lieu".
9
Les données sur m, i et r sont
d’habitude assez nombreuses, en revanche,
9
R. Panikkar, La Plenitud del hombre. Una
cristofanía, Siruela, Madrid, 2004, pp. 68-70.
10
" […] l’heure était à la victoire sans partage d’une
représentation mécaniste de la nature et à la
généralisation d’un rapport pratique d’exploitation
il n’est pas facile de dire quoi que ce soit sur
E si l’on ne connaît pas e’. L’Expérience
(E) est elle-même une somme de petites
expériences. Celles-ci restent dans la
mémoire et sont, ultérieurement,
interprétées en fonction des contextes,
temporel et spatial. En deuxième lieu se
trouvent les expériences que notre auteur
appelle "ultimes" et qui dévoilent une
réalité également ultime, c’est-à-dire une
réalité que l’on ne peut pas déduire de quoi
que ce soit, ou réduire à quoi que ce soit.
Les expériences ultimes ne peuvent pas être
comparées, car il n’existe pas de point de
repère méta-ultime, neutre ou impartial.
Elles ne sont donc pas "mathématisables".
Ces expériences se font à l’intérieur de la
personne et elles ont un caractère mystique.
Aussi bien Panikkar que Næss
affirment que la raison fut érigée comme
reine dans la modernité et ce fut la plus
grande disgrâce qui ait entraîné les
occidentaux vers la crise écologique.
Descartes
10
, héritier sans doute d’une
mentalité, semble avoir été un vecteur
important, pour qui la vérité est dans la non-
contradiction. Il n’acceptait comme vrai
que ce qu’il pouvait voir d’une manière
claire et distincte. Malheureusement, ce qui
de ses ressources. Toutes les conditions étaient dès
lors réunies pour que Descartes proclame
triomphalement dans son Discours de la méthode :
[…]." Cf. A. Næss, Ecologie, communauté et style
de vie, p. 302.
136
n’était qu’un principe épistémologique, est
transformé en une conclusion ontologique :
la vérité n’est que ce qui apparaît à nos yeux
comme clair et distinct. "A partir de ce
moment-là, la vérité reste prisonnière de la
raison humaine"
11
, dit Panikkar.
Cependant, Descartes n’est que le début de
la chaîne car, en effet, c’est Kant
12
qui a
changé le rôle passif de la raison en une
fonction plus dynamique. La vérité n’est
pas seulement ce que nous pouvons voir
avec clarté, mais ce dont nous sommes
absolument sûrs, car nous contrôlons le
fonctionnement de l’intellect. Pour lui, il ne
faut pas transgresser les exigences des
données empiriques. Pour Hegel la raison
devient Esprit et l’Esprit, la Réalité
Suprême, c’est-à-dire Dieu. "La conscience
est un moment essentiel de la vérité"
13
, dit
Hegel. C’est le royaume de l’idéalisme,
dans lequel la dignité de l’homme se trouve
dans la participation de ce mouvement de
l’Esprit. La praxis, dans ce schéma, dit
Panikkar, est mal représentée, voire même
absente. La réaction vient avec Marx et
Engels, les fidéismes, les volontarismes et
les romanticismes, assure notre auteur. Ce
qui va finalement arriver, c’est
11
R. Panikkar. La intuición cosmoteándrica. Las tres
dimensiones de la realidad, Trotta, Madrid, 1999, p.
54.
12
Panikkar cite la préface à la Critique de la raison
pure de Kant, voir La intuición cosmoteándrica, p.
55, note 56.
13
Cité par Panikkar dans La intuición
cosmoteándrica, p. 55.
14
R. Panikkar. La intuición cosmoteándrica, p. 42.
l’éloignement progressif de l’homme de la
nature, du cosmos, à cette ascension de
la raison. L’homme devient le seigneur de
l’univers. Il est la figure centrale, autour de
laquelle toutes les choses tournent.
Panikkar affirme avec radicalité que
le monde actuel ne pourra pas être "sauvé"
qu’avec les discours rationnels : il faut aussi
le cœur. Il est peu probable, cependant, que
Panikkar invite au rejet radical de la raison,
il serait plutôt question d’une prise en
compte de l’action de l’Esprit. Encore une
fois, le logos et la sophia doivent aller
ensemble. Cette démarche implique un
changement de la vision du monde qui se
fera, dit l’auteur
14
, dans la mesure la foi
15
change les repères habituels. Pour le
chrétien, par exemple, la manifestation du
Christ
16
peut transformer une vision
purement rationnelle de la réalité. Voilà
une notion propre à l’intuition de Panikkar,
absent de la pensée du philosophe
norvégien. Il s’agit, alors, d’une invitation
à cultiver un aspect qui, d’après lui, a été
négligé longtemps par les Occidentaux. Il
ne faudrait donc pas rester dans "l’algèbre
conceptuelle d’Occident"
17
, comme s’il
15
La foi est une notion fondamentale chez Panikkar.
La foi ne peut pas être raisonnée. Elle se reçoit
comme un don. Elle peut être décrite comme une
attitude réceptive du mystère
16
Que Panikkar appelle "christophanie" ; cf. R.
Panikkar, La Plenitud del hombre. Una cristofanía,
Siruela, Madrid, 2004.
17
C’est ce qu’il appelle les "équivalents
homéomorphiques", c’est-à-dire des mots que l’on
137
.
s’agissait d’un paradigme neutre et
universel. Nos habitudes langagières nous
font comprendre les mots d’une certaine
manière oubliant, ou laissant de côté,
d’autres possibilités.
L’expérience dont parle notre auteur
est décrite comme une expérience
mystique.
18
Ce mot, nous le savons,
possède une charge sémantique importante
en Occident, généralement associée à des
"phénomènes bizarres, paranormaux ou
parapsychologiques".
19
Panikkar rejette ce
qu’il appelle l’habitude Occidentale de
grouper, d’organiser dans des champs
spécialisés, car cela a eu pour effet de
classer la mystique dans différents
domaines.
20
En effet, on l’a classée aussi
bien comme un phénomène irrationnel, que
comme une expérience glorieuse réservée à
un petit nombre. Panikkar veut dire, par-là,
que lorsque l’on essaie de trouver le
spécifique de quelque chose en l’assimilant
à l’essence, on brise la connexion
intrinsèque avec la réalité totale. La
mystique veut être expérience de toute la
trouve dans plusieurs traditions ou cultures mais qui
peuvent ne pas avoir le même sens. Cf. R. Panikkar.
Sobre el diálogo intercultural, Ed. San Esteban,
Salamanca, 1990, p. 124.
18
A cette tradition appartient aussi T. de Chardin
d’après A. Dupleix et E. Maurice dans l’ouvrage
Christ présent et universel. La vision christologique
de Teilhard de Chardin, Mame/Desclée, Paris, 2008,
p. 79. P. Knitter classe aussi Panikkar dans le
courant mystique, voir Introducing Theologies of
Religions, Orbis Book, New York, 2012, pp.126-
134.
19
R. Panikkar, La Plenitud del hombre, p. 68.
réalité, ce qui renvoie à l’intuition
cosmothéandrique
21
dans laquelle tout est
connecté (Dieu, Cosmos et Homme), dans
un système de relations trinitaires. Ceci est
sans doute un tournant décisif.
Dans l’introduction du livre
Mystique, plénitude de vie, Panikkar définit
la mystique comme une "expérience
intégrale de la Vie".
22
C’est l’expérience
elle-même et non pas une interprétation de
l’expérience. La société d’aujourd’hui,
affirme le théologien espagnol, n’invite pas
à réaliser des expériences complètes, les
gens vivent distraits, à un niveau
superficiel. Dans ce sens, la mystique est
une conscience profonde d’être vivant.
Panikkar semble renvoyer à la pensée de
Heidegger.
23
D’après ce dernier, notre
existence quotidienne se caractérise par des
conduites inauthentiques qu’il nomme "la
trivialité" et qui occultent l’être, tout en le
précipitant dans une vacuité ontologique ou
l’ "enfermement ontique".
24
En effet,
comme il a dit dans la conférence Le
20
Ibid., p. 208.
21
Cette notion fondamentale de sa pensée réfère aux
dimensions cosmique, divine et humaine de la
réalité.
22
R. Panikkar, Mystique, plénitude de vie, Cerf,
Paris, 2012, p. 17.
23
Panikkar avait une sincère amitié avec Heidegger ;
ils s’entretenaient souvent comme le montre le
texte : R. Panikkar, The Rhythm of Being, p. 152.
24
M. Heidegger. Etre et temps. Paris : Gallimard,
1986, p. 145, notamment la notion de
"déloignement".
138
Dépassement de la métaphysique
25
,
l’histoire de la philosophie est un oubli de
l’être. Pour se libérer de cet enfermement
ontique, l’être humain doit écouter la voix
de l’Etre dans les mythes. Nous retrouvons,
chez Panikkar, ces idées autrement
formulées, appliquées, notamment, à la vie
de tous les jours et de tous les hommes. En
effet, lorsque Panikkar décrit la situation de
notre société actuelle, il dit que sa principale
caractéristique est le désenchantement. La
science et la technique pensaient offrir le
salut, mais rien de cela n’est arrivé. Le futur
n’est plus sûr, il ne reste plus que le présent.
En outre, la société a généré une
compétition entre les individus qui ne
cherchent alors qu’à gagner en éliminant
tout obstacle, proches y compris, mettant de
côté l’amour et le respect. Comme
Heidegger, Panikkar affirme
l’inauthenticité et le vide des actes humains.
Il faut tourner le regard vers ce qui est
vraiment important : l’amour. La raison a
failli, il faut se laisser guider par l’esprit, par
l’intuition. Ce n’est plus à travers les seuls
discours logiques que l’on va retrouver le
salut.
La mystique est ainsi étroitement
liée au quotidien, au saeculum,
26
à la vie de
25
M. Heidegger. "Dépassement de la
métaphysique", Essais et conférences, Gallimard,
Paris, 1958, p. 80-115.
tous les jours. Un mystique n’est pas une
personne qui fait des expériences
spirituelles extatiques, mais celui ou celle
qui vit et expérimente le temps. Ainsi
comprise, la mystique reste essentiellement
humaine ; l’homme est un mystique, car il
"[…] est plus un esprit incarné, un animal
spirituel, qu’un vivant rationnel".
27
La
mystique possède, en conséquence, une
dimension anthropologique, elle a rapport à
la vie, elle n’est pas étrangère à l’homme.
Le lieu de la mystique est alors la vie elle-
même, c’est-à-dire ce qui se passe dans
l’ordinaire de tous les jours. L’expérience
mystique n’a donc rien à voir avec des
phénomènes étrangers à la vie humaine, elle
a rapport aux questions ultimes, certes, mais
ceci renvoie, encore une fois, à la Vie, avec
un grand "V". La mystique, dit Panikkar
28
,
ne siège pas sur la stratosphère, mais sur la
terre des hommes.
Par ailleurs, ce qui est le plus cher à
l’être humain, c’est son expérience et elle ne
peut être emprisonnée ni dans le
transcendant ni dans l’immanent. Næss
pourrait y adhérer sans problème, certes,
même s’il n’aborde pas cette question
directement. La mystique lirerait de ces
deux conditionnements, en aidant à
26
Cf. R. Panikkar, El mundanal silencio. Una
interpretación del tiempo presente, Ediciones
Martínez Roca, Barcelona, 1999, p. 29-30.
27
R. Panikkar, Mystique, plénitude de vie, p. 14.
28
R. Panikkar, Mystique, plénitude de vie, p. 209.
139
.
reconnaître que les paroles ne révèlent pas
tout à fait ce qu’elles disent. Il y a quelque
chose de plus derrière les mots. Au
commencement était la parole, disent
plusieurs textes sacrés (Jn 1, 1, par
exemple), mais la parole n’est pas le
commencement. La mystique, et donc les
mystiques, aspire à ce
"commencement" qui est identifié, par
notre auteur, avec le Silence.
29
Avant la
parole était le Silence. Ainsi, il n’y a pas de
chemin pour arriver au mystère, il n’y a pas,
non plus, de clé pour déchiffrer ou dévoiler
la vérité au-delà de sa propre expérience.
Le silence a donc une place privilégiée dans
la mystique, c’est, dit Panikkar, "le dernier
voile de la réalité [qui] ne peut pas être
enlevé".
30
Il n’existe pas d’objectivité, la
réalité n’est ni purement objective, ni
purement subjective. Cette objectivité fait
aussi partie de la critique d’A. Næss : "Les
philosophes et les scientifiques ont tenté de
fournir des descriptions compréhensibles
des choses en soi, des descriptions
absolument indépendantes de ce que les
sens en saisissent. […]. Nous avons accès,
non pas aux choses en soi, mais à des
réseaux ou à des champs de relations
29
Voir, une fois encore, la relation avec Comte-
Sponville, Op. Cit., p. 178.
30
R. Panikkar, Mystique, plénitude de vie, p. 212.
31
A. Næss, Ecologie, communauté et style de vie, p.
92.
auxquels les choses participent et dont elles
ne peuvent être séparées. "
31
Panikkar affirme qu’il y a, en outre,
différents types de langages : "La parole
d’un sage n’est pas la me chose que celle
d’un érudit".
32
Ainsi, il y aurait, au moins,
trois langages ou paroles, dont, bien
entendu, le langage mystique. Le premier
est le langage scientifique qui voudrait être
univoque. En réalité, il ne s’agit pas d’une
parole, c’est une écriture qu’il faut
apprendre à déchiffrer. Les scientifiques ne
prétendent pas être des sauveurs, même s’ils
affirment que la lumière est blanche
"oubliant d’autres longueurs d’onde".
33
Ce
langage reste un intermédiaire. Panikkar
mentionne aussi le langage philosophique.
Pour lui, ce langage part aussi des postulats
scientifiques réductionnistes, bien que cela
ne fût pas ainsi au début. Les prismes de la
philosophie peuvent aussi déformer la
réalité. La philosophie a voulu être un
langage salvateur mais, à cause des avatars
de l’histoire, elle a succombé à la tentation
de vouloir être un savoir spécialisé.
Finalement, il y aurait le langage mystique
qui ne se contente pas du rationnel, car il
considère que la réalité va au-delà du
rationnel. Nous retrouvons là, la critique au
32
R. Panikkar, Mystique, plénitude de vie, p. 215.
33
Ce commentaire est intéressant, car Panikkar "se
bat" contre toute absolutisation. Il affirme qu’il y a
toujours d’autres univers inconnus.
140
rationalisme occidental et l’invitation à
l’écoute. Le langage mystique ressemble
plutôt au langage poétique dit Panikkar ,
car ils sont, tous deux, symboliques, même
si le langage mystique le dépasse, car il ne
se contente pas de la réalité subjective. Il
veut nous porter vers un niveau ultime de
réalité. La catégorie principale de ce
langage est la connaissance amoureuse et sa
méthode voilà que revient ! l’intuition ;
il a comme critère d’analyse la liberté et son
instrument de travail est le symbole.
Panikkar semble envisager, de la sorte, le
monde de l’homme comme un univers
renouvelé l’amour sera le principe qui
rassemblera, tout et tous, dans une seule et
même famille ; l’amour n’est pas rationnel,
mais il libère les personnes qui se laissent
guider par lui. Amour et liberté sont
inséparables. L’intuition renvoie, comme
nous le voyons, également à l’amour, mais
aussi à la foi, c’est-à-dire à un processus qui
se réalise, non pas dans "la tête", mais dans
"le cœur". Pour que cet amour advienne, il
faut un changement d’attitude qui mènera
vers une nouvelle conscience ou innocence.
b. Un changement
d’attitude
La crise écologique ne trouvera pas
une issue positive tant qu’il n’y aura pas un
changement "conscient d’attitude à l’égard
34
A. Næss, Ecologie, communauté et style de vie, p.
75.
des conditions de vie dans l’écosphère [ce
qui] présuppose que nous ayons élaboré une
position philosophique pour pouvoir
trancher les problèmes essentiels que pose
toute prise de position".
34
Cette nouvelle
attitude repose sur la conviction
d’appartenir à un ensemble plus vaste qu’est
la nature. Une simple réforme ponctuelle ne
suffit plus, il s’agit d’ "une orientation
substantielle de notre civilisation tout
entière".
35
L’on retrouve ici l’esprit radical
du mouvement dit d’ "écologie profonde" :
une situation critique appelle aussi des
réponses radicales. Il faut donc changer tant
la manière de percevoir le monde que la
manière de se percevoir dans le monde.
Ainsi, Næss dira que : " […] l’éthique de
chacun en matière environnementale repose
dans une large mesure sur la manière dont
ils perçoivent la réalité".
36
Ceci passe, bien
entendu, par les valeurs que l’on assigne à
tout ce qui entoure l’être humain, ainsi que
par la suppression d’une vision purement
mathématique du cosmos. Næss considère
également que la gravité de la crise
environnementale actuelle implique de
changer l’idéologie de la croissance, du
progrès et du niveau de vie, ainsi que, les
modes de production et de consommation,
idées qui façonnent les habitudes de nos
contemporains. La citation suivante montre
clairement de quoi il est question : "Le style
35
Ibid., p. 87.
36
Ibid., p. 120.
141
.
de vie personnel adopté en conformité avec
la conscience écologique s’oppose de
manière spectaculaire à la manière
dominante de vivre dans nos sociétés
industrielles".
37
Ce qui veut dire faire une
place privilégiée à la qualité de vie et non
pas au niveau de vie. Autrement dit, la prise
de conscience dont il est question " […]
consiste à effectuer une transition vers une
conduite plus égalitaire à l’égard de la vie et
du développement de la vie sur Terre. Cette
transition ouvre à l’Homo sapiens les portes
d’une vie plus riche et plus satisfaisante
[…]".
38
Bref, c’est une conscience
écologique qui " […] marque le
développement d’une forme de vie sur
Terre capable de comprendre et d’apprécier
ses relations avec toutes les autres formes de
vie et la globalité de la Terre".
39
Le changement d’attitude implique,
chez Panikkar, un processus qui prend
comme point de départ l’individu lui-même.
"La réforme doit commencer par soi-
même"
40
, reconnaît, d’emblée, notre auteur.
Dans ce sens, le chemin emprunté par la
science écologique est erroné, car il ne
37
Ibid., p. 153.
38
Ibid., p. 156.
39
Ibid., p. 266.
40
"La reforma debe empezar por uno mismo. "; R.
Panikkar, Ecosofía. Para una espiritualidad de la
tierra, San Pablo, Madrid, 1994, p. 51. La traduction
est nôtre.
41
Ibid., p. 28.
42
Idem.
43
R. Panikkar, La intuición cosmoteándrica, p. 63.
Ce terme apparaît, de plus en plus, dans la littérature
touche pas la cause principale, la racine du
problème : l’être humain lui-même. Il est
question d’une "mutation radicale"
41
, d’une
"transformation profonde"
42
, d’une
"métanoïa radicale"
43
, comme condition
sine qua non pour la survie de l’humanité.
Seule une métanoïa radicale peut nous faire
reprendre le bon chemin.
44
Il faut un
changement complet du cœur et de l’esprit,
changement qui portera également sur la
reconnaissance de la dignité du corps,
sachant qu’ "Aucune tentative de
restauration écologique du monde ne
triomphera tant que nous n’arriverons pas à
considérer la Terre comme notre corps et le
corps comme notre soi-même".
45
La dignité
humaine est liée également à la dignité
divine, chose inacceptable pour Næss qui
pense que la vie a une valeur en elle-même
et non pas en fonction des autres. Ce qui
fait problème est surtout la divinité,
superflue, semble-t-il, dans la pensée de
Næss. Panikkar, lui, dit que : " […] le
destin de la terre dépend de celui de
l’homme, et le destin de l’homme de celui
de Dieu ; c’est-à-dire que tous les trois sont
écologique, chrétienne ou pas ; ainsi, par exemple,
Serge Latouche, Renverser nos manières de penser.
Métanoïa pour le temps présent. Entretiens avec
Daniele Pepino, thierry Paquot et Didier Harpagès
sur la genèse et la portée d’une pensée alternative,
Mille et une Nuits, Paris, 2014.
44
R. Panikkar, El espíritu de la política, Ediciones
Península, Barcelona, 1999, p. 41.
45
R. Panikkar, Ecosofía, p. 151.
142
impliqués dans une même aventure qu’est
l’aventure de l’existence, l’aventure de la
vie".
46
La principale difficulté surgit
lorsque l’être humain se voit comme un
individu et non pas comme une personne.
Comme individu, il reste isolé, il n’a besoin
ni des autres individus, ni du monde, ni de
Dieu. Tout est déconnecté. Or, la réalité est
harmonie, elle est une relation constitutive,
tout est en relation : les uns avec les autres,
avec le monde et avec Dieu. Le moment est
venu, affirme Panikkar, de changer de cap,
à vraie dire, la transfiguration a déjà
commencé à avoir lieu vers un horizon
ouvert, vers une vision unifiée de la réalité,
même si cette "oikòs se trouve encore
dominé par le logos humain".
47
L’être
humain est donc personne et non pas
individu. Comme personne, l’être humain
est relation, le "je" n’apparaît que dans un
"tu", à travers le "nous". Il faut, alors, un
changement d’attitude et cela a des
conséquences bien réelles.
c. Les conséquences
Le changement radical ou métanoïa
dont il est question suppose, entre autres
choses, une vie bonne et simple, ainsi
qu’une meilleure qualité de vie, en
opposition au niveau de vie tant désiré par
les sociétés contemporaines. Dans tous les
46
Ibid., p. 45.
47
Idem.
48
A. Næss, Ecologie, communauté et style de vie, p.
55.
cas, il est évident que le tout tourne autour
de la "Vie". Il est question de bien vivre.
Le style de vie promu par la
technologie compromet la qualité de la vie
humaine et non-humaine sur Terre. Le
progrès, tant vanté, ne garantit qu’à court
terme le bien-être, et cela à une petite partie
du monde et sous la forme d’une abondance
matérielle qu’A. Næss considère " […] par
elle-même destructrice"
48
et qui pourrait
" […] précipiter la venue d’un Armageddon
environnemental".
49
Quelles seraient donc
les qualités de cette vie bonne ? Næss
énonce une série de principes ou des normes
fondamentales vers lesquels tous les efforts
doivent être dirigés. Il n’est pas question de
les énumérer tous ici, ce n’est pas le but de
notre travail. Le lecteur intéressé peut se
référer à l’ouvrage de référence.
50
Pour
notre propos, il est fort intéressant de
constater que vie bonne et totalité vont main
dans la main, elles sont étroitement liées.
La vie bonne a quelque chose à voir avec la
réalisation su Soi avec un grand "S" et
du soi, avec une petit "s". Il n’y a pas de vie
bonne pour moi, s’il n’y a pas de vie bonne
pour tous. Næss affirme : "La réalisation de
Soi est comprise à la fois au plan personnel
et au plan communautaire, mais elle est
également liée à un certain type
49
Idem.
50
Ibid., p. 143-146.
143
.
d’accomplissement de la réalité comme
totalité".
51
Cela se comprend bien si l’on
pense que pour cet auteur, la Vie est
comprise comme une unité inséparable.
Næss reconnaît s’inspirer de Spinoza : "Le
mouvement d’écologie profonde s’inscrit
dans la lignée de l’éthique spinoziste, en
accomplissant un pas supplémentaire en ce
qu’elle appelle de ses vœux le
développement d’une identification
profonde des individus avec toutes les
formes de vie".
52
Cette vie bonne sera aussi une "vie
simple". L’écosophie est marquée par une
certaine austérité, ce qui lui a valu,
d’ailleurs, qu’on la considère comme
radicalement opposée au développement
technologique. Næss le sait et le répète
maintes fois : " […] l’objectif de la vie
bonne en est venu à être considéré comme
étant une menace ; […]."
53
, ou encore,
" […] l’idéal d’une vie ‘simple’ est tenu
pour un obstacle au ‘progrès’ ".
54
En
réalité, il n’en est pas ainsi, l’écosophie sait
mesurer l’importance de l’opulence, la
richesse, le luxe et l’abondance, en fonction,
non pas du niveau de vie, mais de la qualité
de vie, affirme son fondateur.
55
La vie
simple est, en elle-même, une critique du
51
Ibid., p. 147.
52
Ibid., p. 148.
53
Ibid., p. 55.
54
Ibid., p. 283.
55
Ibid., p. 152.
56
R. Panikkar, Ecosofía, p. 112.
système économique qui ne fait
qu’encourager à une consommation
matérielle, oubliant d’autres aspects plus
importants de la vie. De fait, la société de
consommation a créé de "nouveaux
besoins", comme solution à la constante et
nécessaire demande de croissance
matérielle exponentielle.
Panikkar reconnaît, comme Næss,
que la Vie est la valeur suprême
56
, mais
cette vie n’est déconnectée ni du monde, ni
de Dieu. La réalité est cosmothéandrique,
c’est-à-dire le cosmos, l’homme et Dieu
sont en relation constitutive et inséparable.
Avec cette idée, Panikkar marque, sans
doute, une autre distance par rapport au
mouvement d’écologie profonde.
Ajoutons, au passage, que Næss considère
que la Bible et les religions ne transmettent
pas un message clair en ce qui concerne la
nature. Ce message est plutôt équivoque
57
,
la Bible ne communique pas de message
"écosophique", même la conception
d’homme comme étant le gardien de la
Création reste quelque peu ambigüe. Le
développement proposé par la société
contemporaine n’est qu’une nouvelle forme
57
"La théologie chrétienne ne délivre pas de message
univoque, et il impossible (sic.) de tenir pour
négligeable la grande variété des points de vue
exprimés dans la Bible. " ; cf. A. ss, Ecologie,
communauté et style de vie, p. 296-297.
144
de colonialisme qui menace la vie elle-
même.
Revenons à Panikkar. La vie doit
donc avoir un sens, puisqu’elle est la valeur
suprême, "même si toutes les idoles
faillent".
58
Comme pour Næss, la de vie
dépend de la qualité et non pas de la
quantité, même s’il en faut un minimum
quantitatif pour vivre. Ceci a rapport avec
la justice et le refus d’un certain discours
59
qui renvoi le salut à un futur incertain. "La
qualité de la vie dépend aussi de la qualité
de la mort. Apprendre à bien vivre est
inséparable d’apprendre à bien mourir"
60
,
assure Panikkar. La mort ne signifie pas
toujours repos dans le Royaume, car elle a
pu advenir comme le fruit de l’injustice. Et
ce Royaume, insiste toujours Panikkar,
citant les évangiles, " […] est parmi vous.
[…]. Le Royaume de Dieu est dans la
relation constitutive entre les hommes ; il
est parmi les hommes ; au sein d’eux-
mêmes et dans leurs relations ; dans la
solidarité interne de toute la création
[…] ".
61
Vie digne et mort digne sont aussi
inséparables. La Vie a donc relation avec la
totalité, elle traverse toute vie, elle a
désormais une dimension cosmique ; mais
58
R. Panikkar. La intuición cosmoteándrica, p. 158.
59
" […] le véritable salut auquel l’homme aspire
n’est pas celui d’un paradis perdu et retrouvable,
[…]". Cf. R. Panikkar, " Le temps circulaire :
temporisation et temporalité", S. Latouche (éd.),
Pluriversum. Pour une démocratie des cultures,
Cerf, Paris, 2013, p. 267. Cet article fut publié pour
elle est, aussi et avant tout, un présent
obstiné et radical. C’est ici et maintenant
que tout se joue et non pas dans un avenir
inconnu. Pour Panikkar, " […] la sécularité
représente un novum relativo dans la vie de
l’homme sur terre"
62
, sécularité et non pas
sécularisation ni sécularisme, c’est-à-dire le
saeculum, le présent, le maintenant, comme
dernière sphère de la réalité. Bref, la
sécularité est le scénario se joue le destin
de tout ce qui existe, car la vie a un caractère
divin : " Les choses humaines sont divines,
le ciel est sur la terre, la compassion et
l’amour sont les vertus suprêmes, la
quotidienneté est la perfection et le séculier
est sacré".
63
Tout ce qui vient d’être énoncé
renvoie, d’emblée, à une critique rigoureuse
de la technologie, notamment de l’esprit
technocrate de la civilisation
contemporaine.
d. La critique de la
modernité
Sur ce point, les deux auteurs sont
entièrement d’accord, même si les façons
d’aborder et de critiquer la Modernité sont
quelque peu différentes. La critique touche,
chez A. Næss, essentiellement, la question
du développement technologique et les
la première fois dans E. Castelli (éd.), Temporalité et
Aliénation, Aubier, Paris, 1975, p. 207-246.
60
Ibid., p. 264.
61
Ibid., p. 266.
62
R. Panikkar, El mundanal silencio, p. 22.
63
Ibid., p. 56.
145
.
graves conséquences qu’il a entraînées pour
une vie harmonieuse et équilibrée sur la
planète. Chez R. Panikkar, cette critique
semble être plus vaste ; elle a, comme point
d’ancrage, le souci de la fragmentation de
l’être humain, advenu avec l’esprit
rationaliste et mathématicien de la
Modernité. Cette fragmentation a charrié
une série de problèmes dont la technologie
en est un bon exemple.
Næss aborde la question dans le
chapitre quatre de son texte majeur,
Ecologie, communauté et style de vie ;
cependant, l’on peut trouver, dès le début
même de cet ouvrage, des allusions claires
à sa thèse : "Une culture globale, de type
techno-industrielle, envahit actuellement le
monde entier en tous ses milieux, en
profanant les conditions de vie des
générations futures".
64
La crise écologique
n’est plus contrôlable, car le développement
technologique et les intérêts économiques
ne le sont plus, eux non plus. La vie bonne
a été mesurée en fonction de la quantité de
biens matériels accumulés et cette
accumulation des biens matériels suppose
une croissance exponentielle et davantage
de technologie pour subsister. La vie
moderne est devenue artificielle à cause de
la "machinerie économique".
65
L’industrialisation qui s’en est suivie est
64
A. Næss, Ecologie, communauté et style de vie, p.
51.
65
Ibid., p. 54.
l’outil d’une production standard et de
masse. C’est, finalement, affirme l’auteur,
la recherche d’ "un revenu toujours plus
élevé"
66
, qui remplace peu à peu les
relations interpersonnelles.
La critique de la technologie est en
relation étroite avec le thème de la vie. En
effet, le problème est simple : la technologie
n’améliore pas toujours la manière de vivre,
et, surtout, n’assure pas le bonheur. En
outre, il semblerait que ce développement
technologique contribue à la disparition des
cultures. Næss exige que la technologie soit
"testée culturellement"
67
, car l’importation
de technologies étrangères s’avère être une
véritable invasion qui produit à son contact,
de surcroît, une érosion culturelle. Næss ne
croit pas que cette technologie soit capable
d’apporter la solution à la crise écologique,
car ses défenseurs ne tiennent pas compte de
la prise de conscience individuelle, ni ne
considèrent nécessaire une modification du
système économique. Les technologues, dit
le philosophe norvégien, se croient capables
de réduire la pollution à des niveaux
tolérables et d’empêcher l’épuisement des
ressources. Le vrai problème est qu’ils se
préoccupent plus des moyens que des fins.
Un autre souci en rapport à la
technologie, est celui de la production de
66
Ibid., p. 159.
67
Ibid., p. 162.
146
masse, car elle est "violente, nuisible du
point de vue écologique, abrutissante pour
l’esprit humain et, en fin de compte,
autodestructrice en raison de sa
consommation de ressources non
renouvelables".
68
Cette production en
masse implique que certains veuillent la
généraliser. A cette initiative Næss répond
en invitant à adopter un niveau de vie tel que
l’on puisse raisonnablement désirer que
tous les êtres humains l’atteignent aussi s’ils
le veulent. Cependant, le niveau de vie des
pays industrialisés est insoutenable et
irrationnel, donc non souhaitable pour les
pays soi-disant non-développés.
L’écosophie d’A. Næss propose plutôt de
marcher " […] sur Terre d’un pas léger"
69
,
c’est-à-dire rechercher un équilibre entre
vrais besoins et réelles capacités de la
planète.
Panikkar, lui, a comme point de
départ la fragmentation de l’être humain,
survenue avec la Modernité ; c’est une crise
qui entraîne la possibilité d’une mutation,
d’une destruction, assure-t-il. Il s’agit
d’une fragmentation de la connaissance,
c’est-à-dire que l’homme moderne a cru que
la réalité pouvait être fractionnée en petites
particules. La conséquence la plus
importante est la fragmentation de l’homme
lui-même. Il est question donc d’une crise
68
A. Næss, Ecologie, communauté et style de vie, p.
166.
69
Ibid., p. 167.
anthropologique. Ce fractionnement est
ancré dans une vision mathématicienne de
la science, alors qu’elle était, au départ, la
capacité de l’être humain d’entrer en
communion avec la alité tout entière.
Avec la "nouvelle science" de G. Galilée
qui ne cherchait qu’à mesurer et prévoir, et
le désir de dominer la réalité de F. Bacon,
"le ciel doit aller le chrétien n’a plus de
relation avec le ciel du scientifique, ce ciel
devient une idéologie dans la tête des
théologiens et une idée abstraite dans les
calculs des scientifiques".
70
Le ciel de la
science n’a plus rien à voir avec la vie des
hommes. Finalement, la science devient un
pur calcul, la science moderne croit que la
dimension quantitative de la réalité est la
dimension définitive de la réalité
71
et cela ne
touche pas le cœur des hommes. Ce
changement de perspective introduit une
accélération, une rupture des rythmes
naturels. Nous sommes ici au cœur de la
proposition de Panikkar : c’est la notion
même du temps qui a été bouleversée.
Panikkar parle d’une civilisation
technocratique et d’un technocentrisme,
soutenus par une vision mécaniciste et
quantitative de la réalité, dont la technologie
en est l’exemple le plus évident. L’homme
moderne, dominé par la technologie, se
trouve, tout de même, dans une situation
70
R. Panikkar, Ecosofía, p. 23.
71
Ibid., p. 25.
147
.
paradoxale qui frôle les limites du réel.
"L’homme actuel, affirme Panikkar, a le
pouvoir d’éliminer de la terre toute trace de
vie, humaine et animale. […]. Il n’est plus
question d’une nation ou d’un empire, mais
du destin de la planète tout entière. Voilà la
difficile situation provoquée par la
technologie […]".
72
Le problème n’est pas
simple, la crise écologique plonge ses
racines dans la technologie, le système
économique et la politique, qui dominent la
société contemporaine. De cela Panikkar a
une conscience claire : "L’empire
économique, tout comme la question
écologique, est transnational. […]. Nous ne
sommes pas suffisamment informés, mais
nous nous rendons bien compte que [les
multinationales] représentent des forces
super-étatiques ".
73
Et tout cela, opéré dans
un empire technocratique qui ne connaît
plus de frontières et qui impose sa propre
dynamique. L’homme est sous la
domination de la technologie, pour sortir de
cette crise, il doit pouvoir s’en émanciper.
Il est clair que la question de la
technologie occupe une place importante
dans la vision de notre auteur espagnol,
comme chez le philosophe norvégien A.
Næss. Cependant, la perspective de
Panikkar est beaucoup plus vaste, elle
s’insère dans une optique globale qui touche
72
R. Panikkar, El mundanal silencio, p. 64.
73
R. Panikkar, El espíritu de la política, p. 110. La
traduction est nôtre.
tout l’être humain et la société
contemporaine, la technologie n’est qu’un
aspect d’un grand ensemble. Ce qui est
certain, c’est que chez ces auteurs il y a un
vrai souci d’intégration et d’unité. La
science moderne et la technologie ont brisé
cette unité. De quoi s’agit-il ?
e. L’unité dans la
diversité
Næss emploie la métaphore du
réseau pour expliquer son idée. La alité
est comme un filet, nous n’avons pas accès
à la chose en soi, mais " […] à des réseaux
ou à des champs de relations auxquels les
choses participent et dont elles ne peuvent
être séparées".
74
De fait, penser les choses
isolées de tout ce qui les entoure est une
tentative vouée à l’échec et une formulation
erronée du problème, car "la vie est
fondamentalement une".
75
Ainsi, il faut
renoncer à se référer à des points fixes et
solides, pour privilégier des relations
persistantes et relativement directes
d’interdépendance. Il en va de même de la
nature, les descriptions dites "objectives" de
la nature ne sont en réalité que des
descriptions ponctuelles de certains aspects
de la nature. La preuve c’est que
l’extinction d’une seule espèce entraîne
celle de beaucoup d’autres. Dans la nature,
74
A. Næss, Ecologie, communauté et style de vie, p.
92.
75
Ibid., p. 265.
148
tout est en relation d’interdépendance,
toutes les espèces sont "microcosmes"
76
d’une plus vaste réalité ("macrocosme"). Il
s’agit, finalement, de privilégier une pensée
relationnelle dans laquelle la diversité,
chaque particule, s’intègre dans une
totalité : "tout est interconnecté"
77
, dit
Næss, de manière qu’il n’y a pas de
réalisation de Soi, sans la réalisation du soi.
"La tâche qui incombe est dorénavant de
réaliser une forme d’être-ensemble
(togetherness) avec la nature, qui nous soit
au plus haut point avantageuse. Cette
formulation est recevable si par ‘avantage’
on entend ‘celui du grand Soi’ et non pas
seulement celui de l’ego individuel ou celui
des sociétés humaines".
78
La chose ne peut
pas être plus claire : dans la réalité, il n’y a
pas de "monades" indépendantes, tout est en
relation ; de la sorte, la croissance du soi
doit, forcément, impliquer la croissance du
Soi, et vice-versa ; s’il n’en est pas ainsi,
c’est que quelque chose ne fonctionne pas
correctement.
Comme nous l’avons déjà dit
ailleurs
79
, J. L. Meza
80
affirme que la pensée
de Panikkar a trois axes fondamentaux, à
savoir, l’interdépendance, le pluralisme et
76
Ibid., p. 109.
77
Ibid., p. 129.
78
Ibid., p. 269.
79
Cf. J.-C. Valverde, La christophanie chez
Panikkar. Mémoire de master. Strasbourg : 2013, p.
15-17.
80
J. L. Meza. La antropología de Raimond Panikkar
y su contribución a la antropología teológica
l’interculturalité. L’interdépendance
propose que la réalité est pure relation,
c’est-à-dire qu’elle est relativité radicale.
Les choses existent en tant qu’elles sont en
relation les unes avec les autres. Pour
s’expliquer, Panikkar cite, tout comme A.
Næss, la métaphore d’un filet
81
qui est
composé de plusieurs fils en relation les uns
avec les autres. Le filet ne serait pas tel sans
les fils qui le composent et qui se retrouvent
dans les nœuds. Panikkar propose la
relativité radicale à la place de la conception
substantiviste d’Aristote.
La réflexion de Panikkar reste
toujours ancrée sur une préoccupation
concernant l’état actuel de notre société.
"Nous avons vécu, pendant très longtemps,
dans l’illusion, croyant qu’avec un effort
constant et une bonne volonté, nous
pourrions arriver à résoudre les problèmes
du monde. Une attitude morale est
nécessaire, le moralisme n’est plus
suffisant. L’enfer est pavé de bonnes
intentions, dit le proverbe. Il faut
reconnaître que cette attitude était illusoire.
Nous constatons non seulement que les
ressources sont limitées, mais aussi que les
pays pauvres deviennent de plus en plus
cristiana. Bogotá : Pontificia Universidad Javeriana
(Thèse doctorale), 2009, p. 64-75.
81
Cette métaphore se trouve dans l’ouvrage de F.
Cook. Hua-yen Buddhism : The Jewel Net of Indra,
University Press, Pennsylvania, 1977. Cité par J. L.
Meza. La antropología de Raimond Panikkar y su
contribución a la antropología teogica cristiana,
p. 64, note 72.
149
.
pauvres. Le mal est plus profond".
82
Le
pluralisme est une évidence et une
nécessité, c’est une urgence dans le monde
contemporain car, dit-il, d’un côté
l’Occident a commen à perdre sa
crédibilité d’antan et, d’autre part, la
globalisation a généré une rencontre
inévitable entre les deux continents. Le
monde n’est plus un, mais pluriel. C’est
pour cette raison que l’interculturalité
apparaît aussi comme la réponse à ce monde
pluriel. Une seule culture ne peut pas offrir
la réponse aux complexités de notre société
actuelle. Il faut reconnaître le monde
d’autrui comme légitime. Il faut,
urgemment, une ouverture interculturelle.
La pensée et la philosophie orientale
aident, sans aucun doute, Panikkar à
façonner sa proposition théologique,
notamment l’école Advaita Vedanta. De
quoi s’agit-il ? Vedanta
83
signifie "fin" ou
"terme du Veda" et désigne, soit la
littérature upanishadique qui clôt le Veda,
soit le système ou l’Ecole (darshana) qui est
basé sur les conclusions tirées des
upanisads
84
. Les Vedas, eux, désignent un
ensemble de textes religieux rédigés en
sanskrit et dont la composition s’échelonne
du XVIII
e
au VII
e
s. avant J.-C. Le mot
82
R. Panikkar, El espíritu de la política, p. 40-41. La
traduction est nôtre.
83
Cf. P. Poupard (ed). Dictionnaire des religions.
Tome 2, PUF, Paris, 1984, p. 2109.
84
Les upanisads sont des textes didactiques brefs de
l’hindouisme et qui contiennent une doctrine
"veda" signifie "savoir" et s’applique au
savoir liturgique et théologique. Notons
que la doctrine Advaita est la philosophie
indienne la plus répandue du Vedanta et se
caractérise par l’affirmation du non-
dualisme. Pour les membres de cette école,
Brahman (l’Absolu) et l’atman (le Soi) ne
sont pas deux réalités distinctes. Acquérir
un état de conscience veut dire distinguer la
différence entre l’un et l’autre et cela porte
vers la Vérité.
Cette doctrine aura différentes
"colorations" en fonction de leurs
représentants. Ainsi, pour Shankara, auteur
qui a sans doute influencé de manière
significative la pensée de Panikkar, le
Brahman est à la fois l’Absolu, l’Etre, la
Conscience et la Béatitude ; il est éternel,
pure lumière et ne se différencie pas de
l’atman ou Soi spirituel de l’homme. Le
monde extérieur n’est que Mâyâ, c’est-à-
dire apparence de la réalité, pure illusion.
Pour la doctrine Advaita
85
, l’Absolu ne peut
être personnel, ni objet d’une adoration. De
cet auteur Panikkar prendra l’idée de
l’Absolu impersonnel. Ramajuna est un
autre représentant important, même s’il
n’est pas aussi radical par rapport à la non-
dualité, car, pour lui, le Brahman est, certes,
spirituelle. Cf. P. Poupard (ed). Dictionnaire des
religions. Tome 2, p. 2077.
85
P. Poupard (ed). Dictionnaire des religions. Tome
1, p. 13.
150
l’Absolu, mais il demeure une Personne
dont la forme suprême est inaccessible et se
manifeste dans notre monde dans des
réalités auxquelles elle donne un support.
Ainsi, la création n’est pas une fausse
apparence de la réalité mais réalité relative.
Pour Ramajuna, l’âme, le monde et la
Personne Suprême constituent trois entités
réelles, bien que de valeur différente. En
revanche, le Soi est une partie du Tout qui
ne peut pas se saisir indépendamment du
Tout, et pourtant il faut les distinguer
comme on distingue la partie et le Tout.
L’influence de cet auteur sera évidente dans
la notion de cosmothéandrisme, le Tout
et les parties jouent un rôle très important
pour Panikkar, ainsi que la division âme,
monde et Dieu (ou Personne Suprême).
Ajoutons ce que M. Fédou explique
86
concernant la tradition Vedanta. En effet,
c’est Isvara qui révèle Brahman, celui-ci
étant Absolu et inconnaissable. Isvara est
son aspect personnel, il opère la création du
monde et le conduit à la connaissance de
Brahman. Il est le Dieu qui descend et se
manifeste sous la forme des
avataras (incarnations) ; il est en même
temps identique et différent de Brahman.
Le parallélisme avec l’incarnation du Christ
est évident.
86
M. Fédou, Regards asiatiques sur le Christ,
Desclée, Paris, 1998, p. 38.
87
R. Panikkar. La intuición cosmoteándrica, p. 16.
La relativité non pas le relativisme
est donc la base de l’intuition du
théologien espagnol. "La réalité est
constituée de trois dimensions, liées les
unes aux les autres, comme une périchorèse
trinitaire, de manière que, non seulement
l’une n’existe pas sans l’autre, mais, en
outre, elles sont imbriquées inter-in-
dépendamment"
87
, affirme-t-il. S’il y a un
lien étroit qui unit l’homme à tout ce qui
l’entoure, il serait donc inacceptable qu’il se
désintéresse de la réalité matérielle. Il doit,
d’une manière ou d’une autre, s’engager
dans et pour le monde.
f. L’engagement
politique
C’est l’ "écopolitique" dont parle A.
Næss dans le chapitre 6 de son ouvrage et la
"métapolitique" chez Panikkar. "Toutes nos
actions et toutes nos pensées, même les plus
privées, ont une importance politique"
88
, dit
A. Næss, car l’écopolitique concerne tous
les aspects de la vie. Cet auteur souhaite
que tous les partisans du mouvement
écosophique s’engagent politiquement.
C’est la seule manière d’arriver à changer le
monde. Cet engagement politique implique
de se battre pour, entre autres, faire une
place aux communautés locales
89
,
décentraliser
90
, prêter attention à la diversité
88
A. Næss, Ecologie, communauté et style de vie, p.
211.
89
Ibid., p. 232.
90
Ibid., p. 229.
151
.
culturelle
91
et prôner le désarmement
92
.
D’après le philosophe norvégien, il faut,
comme nous l’avons déjà noté, renoncer à
l’idée d’une croissance économique, car
elle risque de conduire au désastre
planétaire.
93
R. Panikkar propose de faire un pas
de plus vers ce qu’il appelle la
"métapolitique", c’est-à-dire " […] le
fondement anthropologique du politique".
94
Malheureusement, la politique a été
absorbée par les Etats, uniformisée partout
dans le monde : une seule technocratie, une
seule administration publique aux processus
similaires, fonctionnant au détriment de la
participation des citoyens et de la diversité
culturelle. Il faut respecter la diversité
culturelle, certes, mais l’Etat, dans la vision
du monde actuel, ne peut pas être
pluriculturel, il doit s’appuyer sur une seule
structure, s’il veut garder le contrôle. En
outre, la séparation Eglise-Etat, affirme
Panikkar, a fait que les églises soient
exclues du discours et de la praxis politique,
faisant qu’elles ne s’emploient qu’à
préparer le chemin vers "la cité de Dieu".
95
Il est évident que, pour notre auteur, le
système ne fonctionne plus et la seule
alternative exige de " […] reconnaître le
91
Ibid., p. 231.
92
Ibid., p. 256.
93
Voir tout le chapitre 5 sur l’économie, notamment
les § 5, 6, 7 et 8 qui traitent la question du PNB. A.
Næss, Ecologie, communauté et style de vie, p. 183-
201.
droit d’exister d’autrui ces autres que le
Système a tendance à ignorer. […]. Nous
avons besoin les uns des autres, non pas
comme les états souverains […], mais parce
que nous sommes tous solidaires. Esse est
coesse, ‘Etre est être ensemble’ ".
96
4. Conclusion
Après avoir fait ce parcours, il est
plus qu’évident que la pensée d’A. Næss et
de R. Panikkar est très proche. Les points
en commun sont nombreux, bien que le
contenu puisse varier un peu, en fonction
des intuitions personnelles. La proposition
d’A. Næss paraît se trouver à la base de
celle de R. Panikkar qui, ensuite, suit son
propre chemin, dans la direction Trinitaire
que nous avons mentionnée.
Dans cet essai nous avons abordé un
certain nombre de thèmes qui nous ont paru
se trouver aussi bien chez A. Næss que chez
R. Panikkar. Il pourrait s’agir, sans doute,
d’un fond commun à l’écosophie, quelle
soit philosophique, théologique ou autre.
L’écosophie, chez notre théologien
espagnol, doit être lue à la lumière de son
intuition cosmothéandrique. Elle est la base
de toute sa pensée. Panikkar est convaincu
que la théologie doit faire des progrès et
94
R. Panikkar, El espíritu de la política, p. 11.
95
Référence évidente et explicite du texte de saint
Augustin.
96
R. Panikkar, El espíritu de la política, p. 132-133.
La traduction est nôtre.
152
repenser un certain nombre de ses notions.
Il se sert de la notion de "croissance" pour
expliquer ses propos. En effet, la religion,
tout comme la philosophie et la théologie,
ne sont pas simplement des objets d’intérêt
archéologique ; ces disciplines sont
principalement tournées vers le futur, c’est-
à-dire tournées vers l’espoir. Comme dans
la vie d’une personne, l’absence de
croissance dans la vie d’une religion, d’une
spiritualité ou de la théologie signifie le
déclin, la stagnation et la mort. Le dogme
doit se déployer aussi bien que la
conscience religieuse. La réalité dans son
ensemble doit grandir : l’Homme, le
Cosmos et Dieu, à la lumière d’une vision
plus relationnelle de la réalité.
La plus importante nouveauté du
théologien espagnol, par rapport à la
proposition du philosophe norvégien, est,
sans doute, d’avoir pris en compte la
divinité dans ce que tous deux appellent la
réalité. Panikkar a réussi à articuler Dieu-
Homme-Monde dans sa "Trinité Radicale",
alors qu’A. Næss semble garder seulement
les deux derniers éléments. Il nous semble
important que la Trinité comme étant
relations constitutives soit, de plus en plus,
prise en compte en théologie. Il est urgent
de repenser l’ensemble de lieux
théologiques à la lumière du Dieu Trine.
97
J. Mongt, Dieu qui vient à l’homme. De
l’apparition à la naissance de Dieu, t. II, vol. 1, Cerf,
Paris, 2005, p. 294-295.
C’est, sans doute, un important chantier à
développer. La question écologique a été
abordée, en théologie, par le biais de la
théologie de la création ; on pourrait se
demander : ne faut-il pas compléter
l’écologie avec une écosophie et faire en
sorte que toutes deux cheminent ensemble ?
Ne doit-on pas faire accompagner, voire
précéder, la théologie de la création, d’une
théologie trinitaire renouvelée ? Ne
faudrait-il pas affirmer avec J. Moingt : "Il
est donc urgent de repenser la création dans
une perspective trinitaire, pour qu’elle
remplisse à nouveau le rôle de chemin de
l’homme vers Dieu que lui assigne la
révélation, et de renouer à cet effet le lien
entre l’acte créateur et les relations
d’origine qui structurent l’existence
trinitaire de Dieu" ?
97